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ENTRETIENS de M. Alocco avec…

Un jardin expérimental

Entretien avec Pascal Simonet

Marcel Alocco : Lorsque j’ai rencontré ton travail, dans les années 90, à mes yeux tu apparaissais comme un sculpteur, ou mieux un rassembleur d’objets. La chose faisait masse dans l’espace. Comme certains peintres ont tenté d’investir le lieu plutôt que d’occuper seulement les murs, il me semble que tu t’es de plus en plus intéressé à l’entour, en préférant déployer ton objet plutôt que de capter l’attention sur un centre.

Pascal Simonet : Cette question de « l’entour » a en fait toujours été une préoccupation dans mon travail, elle se radicalise aujourd’hui par une volonté de déplacer le regard, de déplacer le centre des matériaux ou des objets, pas seulement leur centre de gravité, comme principe sculptural, mais bien celui de la représentation même, tant questionnée par les peintres. Le point de focale, je l’ai toujours vécu comme point d’aveuglement, signifiant par-là que les choses se situent, s’appréhendent, se comprennent toujours plus sur la périphérie qu’en leur centre.

Marcel Alocco : Le terme « installation » est trop vague : on pourrait dire que toute exposition est « installée ». Parler de « land art » ne serait pas exact non plus. Il y a dans tes propositions une dimension urbaine, une relation à l’habité. Schématiquement, comme une volonté de remettre en route une relation entre désert et cité. Disons que je te vois davantage dans les cheminements humanistes d’un Herbert Bayer que dans les impressionnants mais secs remuements de terre dans le désert, d’un Michael Heizer par exemple.

Pascal Simonet : Oui sans aucun doute. Mon travail n’a même rien à voir avec les expériences du « land-art », puisqu’il s’est développé dans une situation historique et environnementale tout à fait différente. Dés le milieu des années 80, très loin des préoccupations du retour à la peinture et de la « figuration libre », c’est plutôt l’observation des transformations de notre environnement quotidien qui a été déclencheur pour moi. La présence de plus en plus évidente d’objets, de mobiliers, de signes appartenant au registre urbain, dans ce qui est communément appelé « la campagne » a plus que tout retenu mon attention par ce que je ressentais comme potentialités de décalages poétiques. Mais je me suis toujours senti très loin de l’approche romantique des artistes du land art. Dans certains espaces proches des villes, la présence d’une végétation bousculée par des zonages et plans urbanistiques en tous genres m’a complètement fasciné. À cette époque, je bénéficiais d’un atelier prêté par la ville du Cannet dans le cadre du programme « entrez les artistes » lancé par le ministère de la culture de Jacques Lang et j’ai ainsi pu assister en tant qu’observateur discret à certaines réunions décisionnelles où se retrouvaient autour d’une table, élus, urbanistes, architectes, designers. J’ai alors été initié à toutes ces abréviations, sortes de barbarismes pour les profanes tels que : Z.A.C , Z.U.P, et autres Z.P.P.A.U , (1) qui m’ont inspiré à l’époque certains titres de pièces et une fascination renouvelée pour ces nouveaux espaces de l’entre deux. Espaces, soit indéterminés, ni encore véritablement urbanisés, ou alors totalement figés, en quelque sorte « muséifiés ». J’ai en même temps été témoin des premiers symptômes de modifications climatiques sensibles sur la végétation que j’observais et par conséquent sur la faune vivant encore près de certaines agglomérations. On ne parlait pas encore de réchauffement climatique, mais les arbres et végétaux méditerranéens, en dehors des réserves naturelles, étaient depuis longtemps déjà considérés comme du mobilier, au même titre que des abris bus ou des panneaux publicitaires. Le souci grandissant des urbanistes à  vouloir donner une idée de « nature » pour la bonne conscience écologique, ou proposer une organisation dans l’espace urbain et minéral en le « végétalisant » parfois très maladroitement m’a également interrogé. Tu cites très justement Herbert Bayer, l’inventeur du paysage sculptural, mais aussi des « Fotoplastiken » et de bien d’autres choses encore. Inventeur discret parce qu’il n’a pas passé sa vie a explorer jusqu’à l’usure un seul et même domaine. Je me sens en effet beaucoup plus proche de cette philosophie humaniste et ouverte.

Marcel Alocco : Des travaux land art, particulièrement ceux de Herbert Bayer, ressemblent beaucoup à ce que sont aujourd’hui certains sites remis à jour par les archéologues comme Le Fort de Dragon Hill, du VIII°-VII° siècle avant J.-C., ou le site de Jarlshof, occupé de l’âge du bronze jusqu’au XVI° siècle. Les coupes dans les lieux désertiques font penser aux profondes et larges tranchées ouvertes pour certaines grandes fouilles au Moyen-orient. Des constructions de pierres évoquent pour moi les murs de l’oppidum de Bibracte. Il n’est pas innocent que des grands travaux comme le barrage d’Assouan sur le Nil, date de la même époque. Des images qui avaient de quoi frapper les imaginations. D’où un soucis de faire dans le spectaculaire, même si personne ne peut concurrencer l’Himalaya… Il est clair que ce n’est pas ton objectif !

Pascal Simonet : En effet, mon objectif s’est toujours situé le plus loin possible du spectaculaire. Le gigantisme ne m’intéresse qu’à partir du moment où celui-ci conduit véritablement à un dépassement des limites formelles, des limites physiques et que par conséquent, s’impose à nous la construction mentale, comme une nécessité. L’expérience physique d’un lieu et celle du regard se porte alors sur des interstices, sur des indices formels qui participent à nourrir cette représentation mentale. La notion d’entropie abordée par Robert Smithson m’a par contre toujours beaucoup intéressé.

Marcel Alocco : La séduction esthétique des vastes courbes donnait de l’ambiguïté à la démarche… On pouvait craindre que « La régénération comme sculpture » soit la poussière cachée sous le tapis.

Pascal Simonet : A ce propos du land art et sur ces questions d’échelle, ton évocation de l’influence des fouilles et autres lieux historiques, ne fait pas de doutes, mais je voudrais insister sur une chose qui me paraît  importante en ce qui concerne les premiers travaux paysagers de Herbert Bayer. Ceux-ci apparaissent en effet historiquement plus de dix ans avant les premières réalisations qualifiées de « Land art » Le « Grass mound » emblématique de Bayer est un jardin sculpture de seulement 12 m de diamètre et délimité par un monticule d’à peine 1,50m environ. Le sens même d’une telle réalisation était en quelques sortes d’unifier trois espaces : celui de l’art, celui de l’humain dans la nature et enfin celui de la vie quotidienne. La philosophie d’un tel projet restera manifestement étrangère aux artistes pratiquant les « earthworks » qui vont suivre.

La conception de Bayer, issue bien sûr du Bauhaus, me semble tout à fait intéressante à interroger, à repenser, à re-contextualiser et sans doute peut-être à réactiver différemment aujourd’hui à l’apogée du « total design » où nous sommes. Chacun sait que le jeune art contemporain fait aujourd’hui partie des objets à « designer » sur la scène internationale. Le fait de penser l’art, non pas comme un processus construisant, mais comme objet « désigné » ne peut conduire à terme qu’à une impasse. Loin de l’esthétisation des réalités du monde contemporain telles que l’on peut les appréhender au quotidien, une nouvelle posture est à trouver et demande en même temps de tenir à distance les effets pervers d’une « esthétique relationnelle » ou d’un rôle plus strictement utilitaire ou social que certains voudraient assigner à l’art. Placer l’action humaine au cœur des préoccupations artistiques me semble tout à fait fondamental, et rejoint ainsi la philosophie première de Bayer, mais à la condition que ce sujet humain ne soit plus un sujet «désigné » par l’industrie. De même que l’influence des lieux chargés d’une empreinte architecturale forte, passée ou présente, participe à mon sens de ce même souci de conjuguer les espaces-temps, les espaces mentaux et les lieux de vie.

Marcel Alocco : Assez modestement, quand elles ne restent pas proches d’installations de sculptures comme « Toutes directions II » à Saint-Raphaël, tes interventions font plutôt références aux potagers européens. C’est évident pour « Herbularius »… Bien qu’une pièce comme « Les Interstices du paysage » soit le résultat d’une résidence en Chine…

Pascal Simonet : Tu cites en effet des réalisations très différentes formellement parce qu’issues de réflexions sur des lieux et des contextes parfois assez éloignés les uns aux autres. Dans « toutes directions II » j’ai instauré un dialogue en quelque sorte avec une rose des vents matérialisée au sol, et qui ne me satisfaisait pas, car il y manquait selon moi cette dimension de verticalité, qui fait tout l’intérêt de la posture humaine, face à l’horizon marin et l’interaction du marcheur avec un environnement mixte, à mis chemin entre terre et mer. L’idée même du jardin urbain ou les repères visuels sont les arbres, les éclairages publics, les grues au loin, des constructions en tous genres, mais aussi les mâts de voiliers qui rentrent ou quittent le port. J’ai donc décidé de déconstruire géométriquement et quasi mécaniquement avec l’aide d’un ordinateur, ce dessin en plan, pour le transformer en une sorte d’élévation en trois dimensions. La simulation informatique permet de tester virtuellement l’impact visuel et lumineux sur un objet. J’ai pu ainsi conjuguer le graphisme léger d’une construction dans l’espace en laissant apparaître différents contextes paysagers opérant à 180 degrés selon le positionnement de chaque passant dans ses déambulations à proximité et autour de l’objet sculpture. Les ombres portées qui allaient intervenir ou non, à différents moments de la journée sur le sol, étaient également prises en compte. J’ai donc ensuite réalisé à l’échelle cette pièce en différents éléments de métal assemblés ou soudés. J’y ai positionné des petits points d’encrages en béton sensiblement identiques, mais dans une échelle moindre bien sûr, à ceux utilisés par les plaisanciers pour un amarrage sous-marin de leur bateau, appelés « corps morts ». Un moulage en bronze réalisé à partir d’une partie de tronc de palmier matérialise le centre de la pièce en posture verticale. Il fait écho à l’environnement semi végétal du lieu.

En ce qui concerne la pièce « interstices du paysage » elle est paradoxalement une des pièces les plus monumentales que j’ai pu réaliser à partir d’éléments végétaux extrêmement simples. Je suis parti du constat que jusque dans les plus grandes villes chinoises, les tressages de rotin en forme de cônes tronqués, sont des objets discrets mais bien présents aux pieds des tours de bétons et immeubles commerciaux en tous genres. Ils étaient en 2004, sur les trottoirs la seule et discrète présence végétale. Ces objets anodins sont en fait les supports de compositions florales utilisés pour les événements marquants de la vie des chinois : la naissance, le mariage, la mort. J’ai donc choisi d’utiliser ces éléments comme des modules d’assemblages afin qu’ils s’inscrivent, dialoguent et rivalisent avec l’architecture monumentale en granit de l’Académie des Beaux-arts de Tianjin dans un tout de présence. Cette construction, le temps de l’exposition, a matérialisé ainsi la place fragile, mais bien présente, de l’humain dans les failles et interstices d’un paysage urbain en cour de remaniement profond. Là où les habitats anciens et parfois précaires mais bien vivants sont balayés par les modèles esthétiques et économiques de la mondialisation.

Pour l’exposition à l’Espace d’art le moulin, ainsi que pour l’intervention au domaine de Baudouvin à La Valette-du-Var que j’ai intitulée « Herbularius », c’est principalement les mutations urbaines du paysage, en résonance avec le patrimoine agricole et passé récent de la culture maraîchère dans la ville qui  a été le point de départ de ce travail…

Marcel Alocco : Il y a une évidente continuité, c’est important, dans l’enchaînement de tes productions…

Pascal Simonet : … C’était la première fois que m’était offerte la possibilité de réaliser simultanément en deux lieux différents, d’un côté la construction d’un espace questionnant nos représentations mentales et d’autre part  l’élaboration d’un véritable jardin expérimental. Je me suis donc servi du tracé des plans cadastraux actuels, où figurent diverses constructions de lotissements et résidences (anciens lieux de cultures maraîchères) pour réaliser d’une part, des sortes de constructions fictives en élévation à partir de blocs de bétons peints. J’ai suivi scrupuleusement le dessin de ces plans, mais en prenant soin de travailler sur un rapport d’échelle inhabituel pour notre quotidien. Tu as dû remarquer comme moi, que dans nos déambulations urbaines nous sommes très souvent confrontés à la verticalité de murs, qui interdisent toute lecture du volume architectural. En même temps il nous est assez familier de consulter une carte pour visualiser un parcours ou nous laisser guider par un « g.p.s ». Mais la rencontre quasi sculpturale avec une construction à taille humaine, ou il est tout à fait possible de percevoir ses dimensions, son volume, mais qui demeure totalement inaccessible en tant qu’espace de circulation ou d’espace à vivre, m’intéresse beaucoup, car elle crée une sorte de tension, de faille, de sensation d’étrangeté, que je cherche à explorer plus avant. Par ailleurs j’ai constaté que les constructions modernes d’immeubles et résidences construites sur ces anciens lieux agricoles, portent des noms très évocateurs tels que : « lotissement clos Beaupré », « Résidence la grande prairie » etc.…Preuve que tout comme l’art, la perception de l’espace naturel, du végétal est avant tout une chose de l’esprit! Dans le même ordre d’idées, j’ai mis en parallèle la liste connue des plantes et fleurs d’un jardin médiéval, telle qu’énoncée dans le grand livre des simples sans doute rédigé par Hildegarde de Bingen. Rien à voir avec l’opulence d’un potager comme tu dis, car il s’agit au contraire pour la plupart d’entre elles de plantes médicinales extrêmement discrètes, qui si elles n’étaient pas aussi poétiquement nommées sur des cartels, passeraient totalement inaperçues ou pire encore, pour de mauvaises herbes. Il en va ainsi de l’ « Angelica archangelica », de l’Alframomum melegueta, ou encore de la « Trigonella foenum ». Partant de cette constatation, j’ai installé en symétrie sur les deux lieux : d’une part un véritable jardin de Simples inscrit dans le dessin cadastral actuel et mis à l’échelle de l’espace nouvellement aménagé pour ce type d’expérimentation au Domaine de Baudouvin. Et d’autre part, un jardin minéral tout aussi minimaliste, dont le végétal est totalement absent, sauf son évocation par une projection vidéo verticale, de haut en bas, dans un rectangle construit comme un parterre à l’entrée de la salle d’exposition. La projection est constituée des images de prairies filmées par l’intermédiaire d’une caméra fixée sur la tête d’un cheval en liberté et sur lesquelles viennent en surimpression, comme des flashs de néons publicitaires, les noms alternativement des résidences aux noms évocateurs de plantes ou de fleurs et les noms latins des « simples » présentes au domaine de Baudouvin que je viens d’évoquer. Mon objectif a été ici de créer une sorte de  point d’atemporalité, de condensation qui tire le regard et l’éloigne en même temps vers des télescopages d’écritures et d’images parfois subliminales. Approcher au plus prés la réalité du jardin aujourd’hui sans la moindre molécule végétale a été le principal objectif de ce travail.   

Marcel Alocco : Parmi tes propositions, je préfèrerais dire tes expériences, cette insertion de la vidéo m’a particulièrement intrigué. La conquête d’un lieu, de son espace, avec la complicité d’un cheval : Une caméra, fixée sur la tête du cheval, filme ce que verrait un cheval s’il avait nos yeux. Le cheval parcours en toute liberté cette petite prairie qu’il découvre, et chacun de ses mouvements construit peu à peu une image du lieu. Tu as dit : « il filme lui-même ses trois allures, tantôt en plans rapprochés cadrés sur la parcelle d’herbe et de terre, tantôt élargissant le champ jusqu’aux bâtiments ». Trop d’artistes se croient obligés pour être « contemporains » de faire de la vidéo. Ici l’outil est totalement nécessaire. grâce à lui le cheval devient le sujet et l’instrument de la sculpture, il est à la fois le sculpteur, et partie du propos et du résultat…

Pascal Simonet : Oui, je reste très réservé sur le médium vidéo pour les raisons que tu évoques. Pour autant, la vidéo est un outil à disposition et que je ne m’interdit pas d’employer à partir du moment où il s’impose comme le moyen le plus approprié pour mener à bien un projet et en l’occurrence cette expérience de mars 2000, à La Valette-du-Var. De fait c’est évidemment et surtout le cheval qui porte la caméra : associée à ce troisième œil, il devient en effet l’acteur, le révélateur d’un lieu, le sujet, tantôt comme une sorte de licorne contemporaine, ou comme un paisible cheval qui se trouverait au beau milieu d’une immense prairie de plusieurs hectares, alors que la bande son de la caméra révèle, nous révèle, tous les bruits caractéristiques de la ville. J’ai réactivé et fait revivre l’année dernière la trace de cette expérience, en contrepoint à l’exposition « Herbularius », par une nouvelle installation vidéo/sculpture qui a pris place dans la dernière salle de l’espace d’art du moulin. Même si à l’origine, ce micro événement de la performance du cheval a eu lieu dans un laps de temps très court, d’une demi-journée, il a été pour moi et je pense aussi pour un grand nombre d’habitants de La Valette-du-Var, une expérience  forte qui a marqué les esprits et ouvert un certain nombre de  discussions et de débats extrêmement intéressants. L’avoir réactivé par cette nouvelle présentation, huit ans plus tard, a réveillé toutes les problématiques liées à la gestion urbaine des espaces vacants et révélé en plus de la lecture pour le moins baroque proposée par le cheval blanc, toute la part symbolique de tels lieux. Tu évoquais tout à l’heure les paysages gravés de Dragon Hill du VIII°-VII° siècle avant J.-C. Dans un tout autre ordre d’échelle et d’espace-temps, le rapprochement de l’évocation archétypale et chevaleresque du cheval de St Jean terrassant le dragon de la section B1- Parcelle 148 du « grand délaissé » de La Valette-du-Var n’est peut-être pas si loin dans les esprits…

1. Zone d’Aménagement Concerté  –   Zone à Urbaniser en Priorité  – Zone de Protection du Patrimoine Architectural et Urbain

(été 2009).

 

 

 

 

 

 

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